L’impérialisme ne localise pas

Oliver Tambo

En 1973, Josie Fanon a interviewé Oliver Tambo, alors président de l’ANC, à propos d’Israël et de l’apartheid en Afrique du Sud. Il est désormais disponible pour la première fois depuis sa publication originale.

West Bank Wall. Image credit Wanderlasss via Flickr CC BY-NC 2.0.

Interview by
Josie Fanon

On a beaucoup dit que le dixième sommet de l’0.U.A. a été celui de la maturité. Sans se bercer de mots et tomber dans l’autosatisfaction, les participants à cette dernière conférence de l’O.U.A. peuvent, en tout cas, se féliciter de deux choses: l’éclatement d’un certain nombre de contradictions n’a pas amené l’éclatement de I’0.U.A.; deuxièmement, le fait que ces contradictions aient été exposées au grand jour (certains ayant exprimé tout haut et de façon abrupte ce que d’autres pensaient tout bas) a permis de poser plus correctement les problèmes et surtout de dégager des éléments pour une analyse plus profonde de la situation générale en Afrique et pour les perspectives de la libération totale du continent. Cela n’est jamais apparu aussi clairement qu’à propos du problème du Moyen-Orient.

Aussi important que les prises de position des pays africains exprimées par la rupture des relations diplomatiques avec “Israël” est, en effet, la prise de conscience par l’ensemble des pays africains du danger que représente “Israël” pour l’Afrique et de la véritable nature de son régime. L’occupation d’une partie d’un pays africain (l’Egypte) n’est qu’une des manifestations objectives de la stratégie impérialiste en ce qui concerne le continent africain. Dire qu’“Israël” menace l’Afrique parce qu’il en occupe une région, n’est donc pas une clause de style ou un argument destiné à convaincre les hésitants.

C’est l’expression de la relation interne qui existe entre les différents agissements de l’impérialisme en Afrique. La comparison entre la politique de l’“Etat” sioniste et celle de l’Etat raciste d’Afrique du Sud est, plus que toute autre analyse, capable de mettre en lumiere cette relation interne. De même qu’il existe une alliance de fait entre l’impérialisme international, “Israël” et l’Afrique du Sud, de même il doit exister une alliance à l’échelle du continent africain contre l’impérialisme, “Israël” et l’Afrique du Sud. Les luttes de libération menées par le peuple palestinien et les peuples africains encore sous domination coloniale ou raciste, sont complémentaires.

Oliver Tambo, président de L’ANC qui a bien voulu nous accorder un entretien à Addis Abeba, à l’occasion du sommet, dégage ici les similitudes existant entre les deux systèmes. Mieux que quiconque en effet, les Sud-Africains sont à meme de comprendre l’identité de nature existant entre la politique aggressive et raciste d’ “Israel” et celle du regime minoritaire blanc par lequel ils sont encore dominés.


JF

Quelles conclusions pouvez, vous tirez du dixième somme de I’OUA?

OT

D’une façon générale,les résultats de ce dixième sommet de l’OUA me semblent très satisfaisants. L’une des caractéristiques les plus importantes de la conférence a été de faire le bilan du travail accompli par l’0.U.A. en dix ans et d’en dégager les échecs et les succès. Et dans la balance, les succès pèsent plus lourd que les échecs. Ce qui est plus important encore, c’est que ce bilan de dix années a montré que l’OUA est un organisme bien vivant, solidement établi en Afrique, que son impact sur le plan international est certain et grandit chaque jour. Le doute et l’incertitude qui planait sur l’OUA pendant les premières années de son existence ont complètement disparu.

Une organisation des peuples africains. La première en son genre, existe donc vérit-blement. Ses réalisations grandissantes ont mis en évidence la notion d’indépendance pour l’Afrique et dégagé l’importance de la lutte pour la libération totale du continent, parce que cette notion d’indépendance, reste incomplète tant qu’il y aura encore des peuples colonisés. C’est pourquoi, dans son discours d’inauguration, l’actuel président de l’ OUA., le général Gowon, en indiquant les trois tâches principales qui restent à accomplir pour la seconde décade a  mentionné en premier lieu celle de la libération des territoires sous domination coloniale ou raciste.

C’est hautement significatif. Car le concept de l’Afrique, exprimé par l’OUA reste un concept incomplet. Je pense que le bilan des dix dernières années doit rendre les peuples africains capables de juger les insuffisances de la décade qui vient de s’écouler, mais en même temps d’en tirer des conclusions et, sur cette base, d’adopter des méthodes correctes pour mener à terme les objectifs de l’OUA.

Cette dixième conférence a également montré la capacité des Etats membres de résoudre les problèmes inter-africains.

L’intervention consciente de l’ennemi dans les affaires africaines fait que les pays africains sont toujours menacés d’être entraînés dans des conflits. Il ne faut pas se faire d’illusions: l’ennemi essaiera toujours de créer des divisions en Afrique, cela nous ne pouvons l’empêcher. Ce qui est en question, c’est notre capacité de déjouer ces tentatives de l’ennemi en réglant nous-mêmes nos propres problèmes. 

JF

Pensez-vous que l’on a enregistré un progrès en ce qui concerne une meilleure compréhension du problème du Moyen-Orient et de ses implications pour l’ensemble de la lutte de libération en Afrique.

OT

En ce qui concerne les problèmes des luttes de libération en Afrique, un certain nombre de questions ont été mises en lumière au cours du dixième sommet. Celle qui me paraît la plus importante, c’est la question de la priorité accordée à la libération totale du continent en relation avec le problème du Moyen-Orient. 

La situation au Moyen Orient revêt elle-même deux aspects. Premiềrement: s’agit de l’occupation d’un territoire africain par «Israël». Deuxièmement (et cet aspect-là est inséparable du premier), il est question du combat du peuple palesinien qui est un combat de libération nationale.

Alors qu’on a pu constater, au cours du sommet, que le soutien à la lutte des peuples africains contre le colonialisme portugais et les régimes racistes d’Afrique australe revêtait une forme inconditionnelle et totale et que l’unanimité se faisait sur ce problème, on a vu qu’il y avait des hésitations ou peut-étre des différences de degré, dans le soutien accordé au combat du peuple palestinien, il apparaft donc clairement que la situation au Moyen- Orient, en général, et ses rapports avec les problèmes africains,

nécessite encore de profondes analyses et discussions.

L’alliance objective qui existe entre l’Afrique du Sud et «Israěl, devrait susciter plus de compréhension et un examen plus minutieux de la part des pays de l’O.U.A. Les implications de cette alliance, pour l’ensemble du combat en Afrique, ne doivent évidemment pas être exagérées mais il serait aussi dangereux de les sous-estimer.

De notre point de vue, comme mouvement de libération nationale d’abord, et comme peuple qui a été dépossédé de sa terre ensuite, l’occupation du territoire egyptien par Israél et le combat du peuple Palestinien montrent qu’Israěl et l’Afrique du Sud sont deux partenaires au service de l’impérialisme. L’alliance entre le sionisme israélien et le racisme du sud-africain se nourrit et puise sa force dans le soutien que chacun d’eux reçoit de l’impérialisme. En fait, l’alliance Israël-Afrique du Sud constitue une expression formidable d’un même impérialisme et c’est cela qui la rend aussi dangereuse.

Israël et l’Afrique du Sud ont un autre point commun: leur nature agressive. Puisque l’on admet que les actes d’agression de l’Afrique du Sud contre les peuples d’Afrique australe représentent une agression contre l’ensemble de l’Afrique, on doit admettre, de la même façon, que les actes d’agression d’Israel contre un certain nombre de pays arabes sont une agression contre l’ensemble du monde arabe dont une partie est africaine. D’où il découle que la politique agressive d’Israël est aussi dirigée contre l’ensemble des peuples africains.

C’est à partir de ces prémisses que les pays africains devraient définir des positions collectives en ce qui concerne le problème du Moyen-Orient. Ils doivent bien analyser cette stratégie de l’impérialisme en Afrique qui prend la forme d’une attaque en tenaille sur ses flancs nord et sud  C’est seulement à partir de la compréhension de cette politique agressive des deux systèmes (Afrique du Sud et Israël) qu’on peut dégager les méthodes d’action. Evidemment, ces méthodes doivent tenir compte de ce que chaque pays est, ou n’est pas, en mesure de faire. 

JF

Quelles sont les principales caractéristiques de la lutte, à l’étape actuelle, en Afrique Australe?

OT

Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’impérialisme ne localise pas ses activités. Il ne concentre pas toutes ses forces en un seul point, au même moment. Il opère sur une échelle globale et exploite chacune des faiblesses du mouvement anti-impérialiste. Il profite de chaque faille des forces anti-impérialistes pour se développer et consolider ses positions.

Si l’on applique ce raisonnement à l’Afrique, on voit que le colonialisme portugais, qui a bénéficié du sõutien massif de l’impérialisme, est actuellement défiě de façon extrêmement intense dans toutes les parties de l’Afrique oủ il exerce encore sa domination. De grandes victoires ont été remportées par les forces révolutionnaires dans les territoires sous domination portugaise.

Ce serait cependant une grave erreur de supposer que les forces impérialistes ne sont pas en train de tout mettre en oeuvre en Afrique australe, pour consolider leurs positions et pour regagner, dans ces régions, ce qui a été perdu dans les autres, pour compenser par de nouveaux acquis ce qu’elles ont été contraintes d’abandonner par la force, dans d’autres parties de l’Afrique. C’est à partir de là que nous devons concevoir notre stratégie globale de lutte de libération et toujours garder présent à l’esprit que si les forces révolutionnaires n’attaquent pas les premières, l’impérialisme, quand il est vaincu et chassé en un point, attaque encore plus vigoureusement en un autre.

About the Interviewee

Oliver Tambo was a South African anti-apartheid politician and activist who served as President of the African National Congress (ANC) from 1967 to 1991.

About the Interviewer

Josie Fanon (1930-1989) was a French-born, Algeria-based journalist and political analyst. Though painfully ignored, her writing contributed to the evolving politics of the Third World Left.

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