Les Tunisiens noirs défient les interdits
En Tunisie, face au déni persistant de l'identité africaine, la communauté noire ne veut plus attendre.
Juin 2020, sur l’avenue Habib Bourguiba, principale artère de Tunis, un hommage est rendu à George Floyd. L’émotion soulevée par la mort de l’africain-américain, tué par la police de Minneapolis, a trouvé un écho en Tunisie. Plus de 200 personnes se sont réunies devant le théâtre municipal. Pour crier des slogans, « I can’t breath », « let us breath », pour brandir des pancartes où figure ces trois mots « black lives matter », « denying racism suports it ».
Des manifestants de tous les âges, de tous les sexes, beaucoup de Tunisiens, certains originaires d’Afrique subsaharienne.
Maya est certainement la plus jeune ici. Elle a 14 ans et elle a écrit sur un morceau de carton une liste funeste des dernières victimes de violences policières aux Etats-Unis. Elle y a ajouté le nom de « Falikou Koulibaly », un Ivoirien tué en 2018 à Tunis, lors d’une agression. « En Tunisie, il y a autant de racisme envers les Noirs. » Mais tout le monde n’est pas du même avis. Une passante demande la raison de ce rassemblement : « Le racisme ? Ça n’existe pas chez nous. » Et beaucoup pensent comme elle.
Ce samedi ensoleillé de juin, une grande partie des personnes réunies a répondu à l’appel de M’nemty. L’association anti-raciste tunisienne existe depuis 2013. Elle est dirigée par Saadia Mosbah. Ce jour-là, quand la militante parle de George Floyd, elle ne peut pas retenir ses larmes. « Ça parle aux personnes Noires du monde entier et d’ici aussi. C’est à peu près la même condition, plus ou moins, selon certains degrés. La particularité du racisme en Tunisie, c’est qu’il est silencieux. (…) C’est une hypocrisie sociale insoutenable. »
Deux mois plus tard, nous la retrouvons dans une grande villa du Bardo, à deux pas du parlement. « M’nemty c’est un rêve, un rêve d’égalité pour tous », explique-t-elle en traduisant le nom de son association, tiré du dialecte tunisien. Elle a installé le siège dans la maison familiale, construite par son père qui était architecte.
A plus de soixante ans, Saadia Mosbah est une hôtesse de l’air à la retraite, qui consacre tout son temps, ou presque, à son combat très personnel. Tout a commencé pour elle après la révolution. Le changement de régime s’est accompagné d’une libération de la parole et de la société civile. « Avant, il y avait quelques petits mouvements. D’abord le chanteur Salah Mosbah, qui a chanté sa négritude, qui s’est battu et se bat encore. Il y a eu Affet Mosbah, qui a écrit une tribune ”Etre noir en Tunisie”, en juillet 2004. »
Elle vient de citer son frère et sa sœur, engagés dans l’antiracisme à une époque, où il était interdit d’en parler dans son pays. Elle raconte comment la tribune de sa sœur publiée dans le magazine Jeune Afrique a été censurée : « Je me dirige vers le kiosque pour récupérer les copies, je ne trouve rien, le vendeur me dit que tout a été ramassé. Les Tunisiens n’ont pu accéder à cet article qu’après 2010 sur Internet. L’article de 2004, personne ne l’a eu en version papier. Nous, on l’a acheté à Paris, on l’a lu à la maison. J’ai alors vu l’émotion de mon père et sa fierté. Je pense que quelque part, elle avait écrit ce qu’il avait toujours pensé et il n’avait jamais dit tout haut. »
Racisme au placard
Abdessattar Sahbani est sociologue à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis. Il est membre d’honneur de l’association M’nemty. Pour lui, l’Etat a rendu invisibles les Tunisiens Noirs pendant des décennies, empêchant de traiter des questions raciales. A l’indépendance, « on a essayé de donner de la Tunisie une image moderniste, ouverte ». « Cette Tunisie n’était pas noire. C’était ça le discours de Bourguiba (premier président de la Tunisie). Le Tunisien était de loin plus développé que les Africains, de loin plus développé que les musulmans, de loin plus développé que les arabes. Il aspirait à être européen. » Absents des postes à responsabilité, dans l’économie, en politique, dans l’administration, les Tunisiens Noirs sont comme mis de côté, et avec eux le problème du racisme.
Le silence de l’Etat a des conséquences très concrètes. Dans la société tunisienne, on peut être victime de discriminations, c’est un fait normal et accepté. Saadia Mosbah a travaillé pour la compagnie aérienne nationale pendant trente-neuf ans. Elle était cheffe de cabine : « Je me souviens d’une dame qui arrête ses enfants en disant ”Stop on n’est pas sur Tunisair, on a dû se tromper de porte”. Je lui ai répondu que non ”Vous voyez bien que je porte l’uniforme avec l’insigne de la compagnie”. » Plus tard, pendant le vol, la passagère demande à lui parler. « Elle me questionne ”Mais comment ça vous êtes tunisienne, noire et hôtesse de l’air à la fois ?” » En Tunisie, dit Saadia Mosbah, « le noir ne doit pas faire d’études, ne doit pas être bien habillé, ne doit pas avoir de voiture. C’est très bien s’il est garçon de café, c’est très bien s’il fait des petits travaux, s’il est cireur, s’il est porteur, mais dès qu’il a un diplôme en poche, qu’il veut travailler ou aller à la faculté, ça pose problème. »
C’est ce racisme violent mais terriblement ordinaire qu’Anis Chouchène essaie de décrire, d’expliquer. Il est poète et chanteur. Il connaît donc la puissance de la parole. « L’impact des mots est plus fort que les armes, une bombe agit en une fraction de seconde, alors que les mots ça détruit sur le long terme. » Il a écrit des textes sur le racisme, pour évacuer sa souffrance, dit-il. « Les mots comme Kahlouch (noiraud), degla (datte), oussif (esclave), kahla (noir), moi je ne réponds pas quand on m’appelle comme ça. » Parfois, c’est encore plus dur. Quand on le prend un étranger et qu’on parle de lui en arabe, en pensant qu’il ne va pas comprendre.
Anis Chouchène ne laisse plus rien passer désormais. « Des fois, je me bagarre avec des amis Noirs pour qu’ils se fassent respecter et affrontent le racisme. Ça me touche quand je dis à quelqu’un de ne pas se taire et qu’il dit ”non ce n’est pas grave, ils n’ont pas fait exprès”. » Pour certains Tunisiens ces mots font partie du langage courant, sans connotation péjorative. « Les insultes sont devenues folkloriques et on les accepte comme moyen d’intégration sociale », analyse Abdessattar Sahbani.
Dans la maison de son enfance, Saadia Mosbah allume une cigarette, aspire une bouffée de tabac avant de raconter de vieux souvenirs, comme s’ils s’étaient passés la veille. Elle a huit ans, quand sa meilleure amie de l’école la traite d’« oussifa ». « Pour ma mère, comme pour tout le monde, oussifa désignait la couleur. Pour moi, je ne sais pas pourquoi, c’était une insulte. C’est quelque chose que vous ressentez tout simplement. Il est dit seulement aux noirs ce mot ”Ya Oussif”, mais il sort comme un carton rouge : ”Attention n’oublie pas qui tu es.” »
Mécanisme de protection
Même cette militante a dû apprendre à composer avec le racisme de sa société. Plus jeune, Saadia Mosbah a dû parfois faire comme s’il n’existait pas. « On dit qu’on n’a jamais rien subi, car on ne veut rien entendre, c’est une réaction que je connais, c’est une réaction que j’adoptais moi-même. J’étais sportive, je faisais partie de l’équipe nationale de basketball. Au moment de rentrer sur le terrain, je ne voyais plus rien, je n’entendais plus personne. Dans un match on peut rater 10 lancers, même 20 lancers, imaginez si à chaque fois on vous traite d’oussifa. C’est quelque chose ! »
Zyed Rouin était comme ça. Pendant longtemps, il a refusé de regarder la réalité en face. Ce trentenaire s’est engagé dans l’antiracisme à partir de 2013. Aujourd’hui, c’est un pilier de l’association M’nemty. Il est aussi consultant pour l’ONG Minority Rights Group International, qui défend les droits des minorités à travers le monde. Pourtant, Zyed Rouin dit avoir mis du temps à se rendre compte de sa différence et de ce qu’elle signifiait.
Sa rencontre avec Saadia Mosbah a été déterminante. Lors d’une conférence, il s’oppose à la militante et soutient qu’il n’y a pas de racisme en Tunisie, qu’il n’a jamais subi aucune discrimination. « Elle m’a dit ”prends ton temps, essaie de rassembler tes souvenirs et on en parlera après”. » Cette phrase lui fait l’effet d’un électrochoc. Il réunit ses souvenirs et réalise qu’il a toujours été le seul Tunisien Noir de sa bande : « A l’école, avec mes amis, je me sentais obligé de fournir plus d’efforts pour être accepté, avoir les meilleurs résultats, faire plus de blagues. Je n’ai jamais eu d’amis Noirs, quand je montais dans un bus, par exemple, si j’apercevais un groupe de personnes Noires, je les évitais. »
Remontent alors à la surface des moments de sa vie qu’il avait enfouis profondément dans sa mémoire, comme son premier jour d’école. « Ma mère m’a encouragé en me disant qu’à l’école j’allais rencontrer de nouveaux enfants, qu’on allait jouer ensemble, que j’allais m’amuser… J’attendais le moment de rencontrer mon premier nouvel ami, mais en arrivant je me retrouve dans une classe où je suis le seul Tunisien Noir. Ce sont les enfants qui me l’ont fait comprendre, avec des expressions et des phrases que j’entends pour la première fois alors, du genre ”Qu’est-ce que tu as, tu es brûlé ou quoi ? Tu es noir, c’est parce que Dieu ne t’aime pas” et j’en passe. Je me retrouve avec une réalité autre que celle qu’on m’a promise à la maison. L’enfant de six ans que j’étais n’avais aucun moyen de se défendre et à ce moment-là les enfants de mon âge avaient beaucoup d’arguments pour m’expliquer que j’étais Noir et différent. »
Selon le sociologue Abdessattar Sahbani, ce « déni » est « un mécanisme de protection et d’intégration ». « Je dois me protéger et accepter le racisme pour trouver ma place. » Ce déni constitue une « immunité sociale » que chaque Tunisien Noir doit acquérir dès son plus jeune âge « pour protéger son enfant dans une société qui est raciste ». En résulte un consentement psychologique: l’enfant très tôt est « conscient qu’il est Noir et qu’il n’est pas dans la même situation, une situation analogue à celles des autres enfants ».
Pendant la révolution, Saadia Mosbah a été marquée par l’absence des Tunisiens Noirs dans les cortèges. C’est aussi ça qui l’a encouragé à militer. « Ils ne se sentaient pas tunisiens, ils ne se sentaient pas citoyens, voilà le terme. Ils se sentaient exclus et s’auto-excluaient. (…) M’nemty c’était ça, cette recherche de citoyenneté d’abord, d’égalité et d’équité. Il est inconcevable qu’on soit tunisiens et qu’on ait peur d’entrer dans la foule et qu’on ait peur de dénoncer quoique ce soit, et qu’on ait peur de participer à une manifestation. »
Le problème est profond, estime Saadia Mosbah. A l’origine : Le refus de son pays de se reconnaître comme société « multi-ethnique » et « multiculturelle ». « La Tunisie a donné son nom à notre continent et pourtant rejette son africanité, c’est ça ce qui est gênant. »
L’Africain c’est l’autre
L’historien Nouri Boukhchim, enseignant chercheur à l’Université de Tunis, partage ce point de vue. Tout commence par la négation d’une évidence : le pays se trouve en Afrique. « Le regard des Tunisiens est tourné vers la Méditerranée, vers le nord et non pas vers le sud. C’est comme ça qu’on s’est éloigné de notre africanité, au nom de l’unification du peuple tunisien. » C’est Habib Bourguiba, le premier président de la Tunisie indépendante, qui lance dans les années cinquante-soixante de grandes réformes pour « moderniser le peuple tunisien ». « Tout doit changer, le mode de vie, l’habitat… » Tout cela aboutit à une refonte de l’identité tunisienne, une rupture historique. Pour Nouri Boukhchim, « il y a un déni dans la société tunisienne, l’Africain c’est l’autre ».
Cependant, les recherches scientifiques qu’il a mené avec son équipe, dans le sud de la Tunisie, montrent l’inverse. Les populations de la région ont des origines très diverses. « On a prélevé 80 échantillons d’ADN dans 3 localités, résultats : un mélange Afrique est/ouest et arabe. (…) Il ne faut pas oublier qu’il n’y avait pas de frontières, les populations se déplaçaient beaucoup. »
Tant que la question raciale n’aura pas été résolue dans le pays, les Tunisiens Noirs devront vivre avec les discriminations et seront obligés de développer des stratégies de contournement. Dans la rue, Saadia Mosbah est imperturbable : « J’ai des œillères et je n’entends plus rien, parce que nos oreilles ont été polluées par les propos racistes, par des hommes qui vous disent ”L’Oussifa purifie le sang” ils fantasment sur votre physique, sur votre corps que vous avez envie de cacher, vous avez envie de courir, vous n’avez même plus envie de porter des couleurs tellement on vous embête dans la rue. Parfois des gens me disent ”Je t’ai appelée, tu ne m’as pas répondu, tu étais en face de moi, je te faisais des signes, tu ne m’as pas vu”. Et bah non, je ne vois rien, je n’entends rien. »